83.
Dans l’avion qui les ramenait à Paris, Ari eut enfin un peu de temps pour inspecter de plus près les six mystérieuses pages de Villard de Honnecourt. Depuis qu’il les avait récupérées, il ne cessait de vérifier leur présence dans son sac et l’envie de les déchiffrer lui brûlait les doigts. Mais les événements ne lui en avaient pas laissé le loisir.
Après un passage à l’hôpital puis moult interrogatoires et coups de fil entre les autorités des deux pays, la police italienne avait finalement accepté d’escorter les deux hommes jusqu’à la frontière, non sans une litanie de remontrances et de recommandations. Au bout du compte, ils s’en tiraient plutôt bien.
Krysztov, à bout de forces, s’était endormi quelques minutes à peine après le décollage. Il ronflait comme un ogre tout au bout de l’avion. Mais Ari, lui, avait la curiosité bien trop aiguisée pour céder à la fatigue. En outre, son épaule le faisait encore souffrir et il avait du mal à se mettre en condition pour dormir.
Une à une, il déposa les antiques pages sur la tablette devant lui. Il n’y avait personne d’autre que Zalewski sur le rang du fond, il se sentait suffisamment à l’abri pour inspecter ces reliques. Ainsi, à la lumière du projecteur directionnel, il put admirer la beauté de chaque dessin, la finesse de la calligraphie. Il caressa la surface rugueuse des parchemins. Il devait bien reconnaître que les carrés exerçaient chez lui un certain émerveillement. Voir ces six pages, vieilles de huit siècles, réunies ici sous ses yeux avait quelque chose de magique et d’irréel à la fois.
Après les avoir détaillés un à un, il tenta de saisir un peu mieux le sens des carrés, étudia les différences, les ressemblances… La première chose qu’il remarqua fut que, dans les six pages – comme il l’avait constaté sur les deux qu’il avait déjà analysées –, il semblait y avoir un lien direct entre le titre crypté par paires de lettres et le nom d’une ville.
En effet, pour chacun des carrés, le titre de la page comportait précisément le double de lettres de la ville où avait été commis le meurtre correspondant. Cela ne pouvait pas être une coïncidence. En outre, le dessin de chaque page semblait avoir, chaque fois, un rapport avec cette même ville.
Ari prit dans son sac son carnet noir et commença à dresser une liste récapitulative des six carrés, en les classant dans l’ordre des meurtres.
Premier carré :
Titre : « LE OG SA VI CI RR BR PB » = Lausanne ?
Dessin : Vue d’ensemble et détail d’une rosace. Vérifier si elle appartient à une église de Lausanne.
Textes non traduits.
Deuxième carré :
Titre : « LE RP – O VI SA » = Reims ?
Dessin : Astrolabe (avec détail d’un cycle lunaire en dessous), ayant prétendument appartenu à Gerbert d’Aurillac, et donc probablement passé par Reims. Essayer de retrouver l’original.
Texte 1 : « J’ai vu cet engin que Gerbert d’Aurillac apporta ici et qui nous enseigne le mystère de ce qui est dans le ciel et à cette époque il ne portait aucune inscription. »
Texte 2 : « Pour bien commencer, tu devras suivre la marche de la lune à travers les villes de France et d’ailleurs. Alors tu prendras la mesure pour prendre le bon chemin. »
Troisième carré :
Titre : « RI RP BR LE AS – O VS VI » = Chartres ?
Dessin : Statue de la Vierge tenant une boule dans la main. Vérifier si elle correspond à une statue de Chartres. Plan d’une cathédrale, probablement Chartres également.
Textes non traduits.
Quatrième carré :
Titre : « AS VS NC TA RI VO » = Figeac ?
Dessin : Une coquille Saint-Jacques, portail d’un bâtiment et vue d’ensemble du bâtiment. Rapport avec Figeac ?
Textes non traduits.
Cinquième carré :
Titre : « RI NC TA BR CA IO VO LI – O » = Vaucelles ?
Dessin : D’après Mona Safran, représentation d’animaux sculptés sur le chapiteau d’une colonne dans l’église de l’abbaye de Vaucelles.
Texte 1 : « Pour l’un de mes premiers travaux sur ma terre natale il m’a fallu dégrossir la pierre brute. »
Texte 2 : « Tu feras 25 vers l’orient. »
Sixième carré :
Titre : « BR SA CO GI LI LE RG VO RP » = Portosera ?
Dessin : Ressemble à une enluminure arabe, figurant un homme et une femme. Peut-être Adam et Ève ? Détails de l’enluminure reproduits sur le côté. Rapport avec Portosera ?
Textes non traduits.
Ari referma son carnet d’un air songeur. De retour à Paris, il aurait de nombreuses pistes de recherche. Et puis il allait falloir demander au professeur Bouchain, à la Sorbonne, de traduire les nouveaux textes… L’ampleur du travail qu’il restait à accomplir ne le décourageait pas pour autant. Il lui semblait que le sens caché de ces pages était lentement en train de se révéler. Il avait en tout cas la conviction d’être sur la bonne voie. Mais cela lui servirait-il vraiment ? Devait-il en faire une priorité ? Car, au bout du compte, résoudre l’énigme des carnets de Villard l’aiderait-il à retrouver Lola ? Pas sûr. Et à cet instant, rien ne comptait tant pour lui que de revoir la jeune libraire. Il essaya malgré tout de ne pas y penser. Alors que l’avion volait vers la capitale, il s’efforça plutôt de réfléchir au sens caché de ces pages.
Peu à peu, les textes et les gravures se mélangèrent dans sa tête. Les images des derniers jours, le visage de Lola, celui de Paul Cazo, tout se confondit lentement comme un songe et, après une heure, son esprit bercé par le ronron de l’appareil, il s’endormit à son tour.